L'élégance des formes

Publié le par amarula

 

       

           Arnaud s'avança vers le sofa, marqua un temps d'arrêt et, comme Marie-Laure ne réagissait pas, alluma l'abat-jour.

 

    Il avait revêtu sa tenue des grands soirs : noeud papillon bleu nuit, boutons de manchettes en ivoire, main prête à fumer le cigare et à servir l'armagnac.

 

    La jeune femme se sentit tout à fait réveillée. L'heure n'était plus à la solitude des après-midi nonchanlants. L'appelaient l'évanescence des bougies, l'éclat des miroirs, accessoires de ce culte délicieux que de tous temps les hommes ont célébrés avant de se laisser glisser dans des rêves tranquilles. La table était dressée. Reflets sur la nappe corail, tiédeur des grands rideaux couleur de flamme. Pour l'instant tout n'était que commencement.

 

    Arnaud était assis en face de Marie-Laure et lui souriait exactement comme elle l'aimait lorsque Désiré apporta la langouste, vif et léger, semblable à ceux qui autrefois étaient nommés pour divertir les rois.

 

     Il saisit la clochette d'argent, la secoua et expliqua, plein de malice :

 

    "Madame sonnera ainsi."

 

    La clochette tinta deux fois.

 

    " Mais attention" Et il agita la main. " Ceci serait pour célébrer la messe. Madame sait bien sûr que ..."

 

     L'impudence des valets, remarqua Marie-Laure. Mais on pouvait pardonner à celui-ci. Un long commerce des grandes maisons lui avait appris jusqu'où allait la licence et, tel les serviteurs qui, a force de côtoyer leurs maîtres, arrivent à se parer de leurs qualités et à habilement escamoter leurs défauts, il pouvait s'amuser à la fois de lui-même et des autres en étant assuré d'être pardonné à défaut de plaire toujours. 

 

    Arnaud leva une main qui, en langage commun, signifiait "il suffit !". Désiré se retira à l'office sans plus de bruit que le fantôme qui soufflait du vent dans la cheminée.

 

    Arnaud, d'un geste précis, extirpa la chair blanche de sa coquille, laissant Marie-Laure un rien désemparée devant tant d'habileté.

 

    C'était un soir de réveillon. Tradition et langouste obligent. La télévision qu'Arnaud avait orientée face à la table des festins distillait strass et paillettes. Les verres s'y entrechoquaient déjà. On parlait d'un loto spécial et de ce que l'année nouvelle réserverait aux différents signes du zodiaque.

 

    Mais déjà revenait Désiré, une bouteille dans une main, le savarin de poisson à l'océane dans l'autre. Il servit Marie-Laure avec largesse, un tantinet farceur, car lui savait qu'il était là pour amuser les dames et que les dames aimaient par dessus tout qu'on les amusât.

 

    Arnaud posa sur sa compagne un regard vaguement douloureux, le temps d'une hésitation que Marie-Laure chassa d'un revers de bague.

 

    " Que penses-tu de cette critique littéraire dans le journal ? ", demanda Marie-Laure pour rompre le silence.

 

    " Ah oui, cet écrivain qui a failli avoir le prix Goncourt il y a quelques années avec " Une journée dans la vie d'Henry" ?"

 

    " Il me semble que c'était avec " Un Prince" répondit Marie- Laure.

 

    " Mais non", dit doucement Arnaud. Et il eut un sourire froid d'échec et mat.

 

    Marie-Laure, tout en traçant quelques lignes du bout de sa fourchette dans la sauce brune et odorante des crustacés, se dit qu'elle prisait toujours aussi peu les rapports de force.

 

    " Tes frères étaient là pour Noël ? "changea-t-elle de sujet. Arnaud marqua l'incongruité de la question d'un oeil sombre avant de laisser tomber :

 

    " Quelle importance ..."

 

    Où avait-il appris ce regard là, se demandait Marie-Laure et avec qui croyait-il se trouver ? C'est ainsi en effet, elle le savait, qu'on déconcertait les importuns, qu'on intimidait les courtisans, parce qu'un code bien établi par la force de l'habitude permettait encore à certains d'exercer leurs caprices sur qui bon leur semblait. Mais pourquoi fallait-il que la plus anodine des questions fût punie de cette façon.

 

    " Je prends l'assiette, je lance l'assiette, j'attrape l'assiette", scandait un jongleur à la télévision.

 

    Marie-Laure sourit. Je renverse l'assiette, pensait-elle devant la nappe immaculée, j'essuie l'assiette, osait-elle, avisant le noeud papillon, je casse l'assiette. Et elle regarda Arnaud dans les yeux.

 

    " Saumon chaud", précisa Arnaud.

 

    Désiré avait apporté deux assiettes. Le poisson baignait dans sa sauce suprême.

 

    " Et que deviennent tes marchands d'essence ?", s'enquit Marie-Laure, un goût de désespoir dans la bouche.

 

    Elle apprit ainsi que les négociations n'avaient pas abouti, que les représailles seraient terribles, que le préfet ne se souciait guère de ses subordonnés, qu'il était d'un caractère difficile et que d'ailleurs ...

 

    Le téléphone sonnait.

 

    Arnaud décrocha, salua d'un ton enjoué et se mit même à rire, de ce rire trop rare que Marie-Laure avait eu l'occasion d'entendre il y avait de cela, oh oui, bien longtemps, lorsqu'elle faisait encore partie du monde extérieur. Arnaud, au bout du fil, était à nouveau dans ce monde qui, disait-il, l'ennuyait et qui pourtant serait le sien pendant longtemps et Marie-Laure vérifiait une fois de plus à quel point il était fait pour y évoluer. Finesses et entrechats, saupoudrons de sucre glace, un soupçon de cannelle.

 

    Il reposa le téléphone et cessa en même temps de rire.

 

    Désiré servit "bûche glacée pour Madame" que Madame dégusta d'un silence fait de Michel Drucker, Madonna et Johnny Halliday.

 

Une bougie filait laissant s'étirer une fumée noire.

 

    " Tiens, une bougie file", dit Arnaud.

 

    " Oui, une bougie file", acquiesca Marie-Laure.

 

    Désiré avait disparu après avoir, dans un dernier numéro d'équilibriste, couru après les fruits qu'il avait fait tomber en cascade sur le plancher. Il s'était éclipsé, l'air moqueur, des mandarines plein les mains. Il était temps de passer au salon, aux liqueurs, au chocolat.

 

    Marie-Laure, allongée sur le sofa, entreprit de compter les perles de son collier pendant qu'Arnaud allumait un cigare.

 

    Comme les vieux couples sont laids à regarder, avait remarqué un jour Arnaud. Et il avait raison de tenir à préserver l'innocence de la nouveauté, approuvait Marie-Laure. Mais y avait-il eu vraiment innocence entre eux ? Pourquoi ne viens-tu pas t'asseoir près de moi, se disait Marie-Laure. Oui, pourquoi ne viendrais-tu pas m'embrasser, faire courir tes doigts sur le satin, chercher à me connaître un peu, découvrir comment je pourrais t'aimer, si seulement tu le voulais ? Voilà qui serait nouveau. Mais pourquoi suis-je avec toi ce soir si même cela tu ne le veux pas, tu ne le peux pas ? Et pourquoi as-tu l'air si malheureux ? Ah, qu'il est triste de pratiquer l'amour sans l'aimer, préférait-elle finalement s'attendrir comme sur un petit d'homme qui n'aurait pas le droit de pleurer.

 

    L'image sauta. Gene Kelly dispru dans une envol démesuré. Debbie Reynolds eut un vilain rictus.

 

    Arnaud posa son cigare et entreprit de rendre au film ses airs de magie, décidé à ce que rien ne vint perturber ce soir de fête. Cyd Charisse manqua une marche du grand escalier. " All I do is dream of you" chantait on ne savait plus qui dans un brouillard laiteux. Arnaud se mit à tourner les boutons en tous sens.

 

    Et si on allait à côté, Arnaud ? J'ai passé l'après-midi à t'attendre devant la télévision, pensait Marie-Laure. Et je serais si bien près de toi maintenant.

 

    " Je prendrais volontiers un armagnac", dit-elle pour qu'on pensât à autre chose.

 

    Mais Arnaud ne l'entendait plus. Un trait vertical se promenait sous la pluie de la ville, allait de gauche à droite et de droite à gauche sans jamais passer de l'autre côté de l'écran. Marie-Laure regardait le trait, regardait Arnaud, de dos, qui avait enfin trouvé de quoi s'occuper. Elle jeta un coup d'oeil par la fenêtre. Et si je m'en allais ? Les vitres étaient embuées. Il devait faire très froid.

 

    Marie-Laure revit une scène d'un film italient dans laquelle l'homme assis, de dos, mangeait ses spaghettis en regardant la télévision pendant que sa femme, debout derrière lui, mettait du parmesan dans l'assiette. Mais bien sûr, Arnaud. L'idée amusa Marie-Laure. Ton parmesan à toi sera plus raffiné, Désiré y pourvoira, mais il présentera l'avantage, lui aussi, d'être inoffensif. Une très jeune fille s'accomodera un jour de tes silences en silence, craindra le regard ombrageux de Monsieur le Sous-Préfet. Tu auras avec elle le sentiment confortable d'être un homme respecté avec, à peu de frais, une descendance assurée ... et le parmesan. Oui, ce sera bien ainsi, se disait Marie-Laure qui n'aimait pas le parmesan.

 

    Arnaud sorti du salon sans un mot et ferma la porte derrière lui. Minuit se devinait sur la télévision aphone et piquetée d'étoiles.

 

    Le grand salon plongé dans l'obscurité se mit à retentir des rires absents et des voeux que l'on forme sans trop y croire mais parce que la vie est courte et que toute occasion est bonne pour les feux d'artifice, parce que l'important , au fond, n'est-il pas de se réchauffer auprès des autres ?

 

    Marie-Laure avait froid. Elle avait envie de danser, de courir, de chanter sous la pluie, de plonger dans l'eau tiède, de boire l'eau tiède, d'avoir la tête qui tourne en l'honneur du nouvel an. Mais l'année s'enterrait dans les remugles de l'indifférence.

 

    Mais qu'est-ce que je fais ici, se demanda encore Marie-Laure, alors qu'il y a si peu à comprendre et qu'il y aurait tant à faire, alors que je n'ai qu'une envie, m'abandonner, ne plus réfléchir et rire, rire surtout ...

 

    Comme je me sens mal, Arnaud. Elle se servit un armagnac. Et pourquoi ne reviens-tu pas ?

 

    C'était la fête ailleurs. Le fantôme de la cheminée poussa un grand soupir et la bougie qui filait s'éteignit brusquement. Marie-Laure, dans l'obscurité, but son verre d'un trait.

                                             

Publié dans habarizaleo

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C
Amarula, que cette année te soit belle douce, emplie de rires et d'amour, de projets, de voyages, d'écriture
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