Nöel chez l'anthropologue

Publié le par amarula

 

                

          Au quatrième étage de la rue Monsieur Le Prince, l'appartement baignait dans l'obscurité, le calme de la nuit imprégnait meubles et rideaux de sa douceur ouatée et seules les araignées, hôtesses des poutres au plafond, symbolisaient la vie en se déplaçant de leurs mouvements lents. Il était minuit. Et aucune des araignées ne s'aperçut que la défense d'éléphant, posée près des disques depuis toujours, avait imperceptiblement bougé ; aucune d'entre elles ne remarqua le manège du crâne qui tentait de se rapprocher des restes du picanthécanthrope et davantage celui des grosses vertèbres qui louchaient du côté du tibia, soubresauts qui résonnaient pourtant bizarrement dans le silence magique de cette nuit ô combien spéciale entre toutes.

 

      Saint Saens, derrière son rideau, agitait sa baguette, prêt à orchestrer une danse macabre qui prit au fil de ses secondes xilophonées une ampleur aussi bruyante qu'inattendue. Os, crâne et vertèbres se rejoignirent et s'entrechoquèrent en un tournoyant sabbat, se mirent à voltiger dans la préparation d'un brouet d'où sortirait Dieu seul savait quel monstre. Et soudain, dans un jaillissement étoilé, tout rentra dans l'ordre, tout redevint tranquille et les araignées ouvrirent un oeil inquiet qui se transforma en oeil stupéfait.

 

     Posé là, devant elles se trouvait un superbe éléphant, au poil luisant, à la défense altière, produit d'un incroyable melting-pot, miracle de la nativité, un éléphant à l'air un peu étonné, certes, mais en possession de toutes ses facultés de pachyderme, qui savait marcher... il fit un pas qui réduisit Florent Pagny en miettes... et qui était affamé, comme tout nouveau-né... il happa d'une trompe large les plantes vertes qui redevinrent instantanément jeunes pousses... Et celui qui avait réussi ce prodige avait adjoint à l'éléphant ses acolytes favoris, le blanc pique-boeuf, quelques microscopiques parasites, ainsi que son copain d'une autre vie, le ouistiti farceur.

 

     Cette nouvelle faune parisienne regardait autour d'elle ce paysage assez inhabituel mais qu'elle n'eut pas l'air de trouver antipathique. Et ils se mirent à explorer l'appartement. Le pique-boeuf se posa sur la machine à écrire et tapa de son bec joyeux l'histoire de Mowgli le petit sauvage, ne sachant pas encore à quel point la postérité lui en serait reconnaissant. Le ouistiti dégringola en large et en travers le long du piano en poussant des cris aigus. L'éléphant frotta d'aise sa vaste échine sur les tapisseries qui se couvrirent de parasites. Puis il promena partout sa trompe curieuse et aérienne, machouilla quelques diapositives qui traînaient sur la table, souffla la flamme du chauffe-eau, étancha sa soif dans l'aquarium. Lucky Luke, toujours aussi susceptible dès qu'on touchait à sa personne, grogna quelques protestations et l'éléphant eut tôt fait de se débarasser de lui sur la cheminée du voisin où il se brisa, chapeau d'un côté, cheval de l'autre. Dans le dernier des placards, on trouva aussi un assainisseur de trottoirs parisiens qui réussit à monopoliser l'attention.

 

     On se réunit autour du fabuleux objet, en se demandant bien à quoi il pouvait servir. L'éléphant, toujours aussi gourmand, pensa aussitôt que c'était fait pour attraper les enivrants fruits de marula qui prospéraient au paradis des éléphants. Le ouistiti, dont l'intelligence est pourtant réputée pour être presque humaine, remarqua bêtement que cela pouvait éplucher une quantité impressionnante de cacahuètes. Le pique-boeuf y vit un concurrent déloyal et se tut sagement, préférant passer pour un sot que se retrouver au chômage. Seuls les parasites eurent peur qu'on utilise l'engin à leur encontre et crurent bon de détourner l'attention en suggérant n'importe quoi, que ça pouvait servir à ramasser les crottes de chien, par exemple, idée qui eut aussitôt beaucoup de succès et tous se trouvèrent impatients d'aller essayer le surprenant ustensile.

 

     Mais, pour cela, il fallait sortir et aucun n'osait franchir la porte qui les séparait du monde hostile de l'extérieur en proie, ce soir là, à une agitation noctambule inhabituelle. Soumis à sa nature farouche, au moindre bruit, le ouistiti froussard se jetait dans les bras du pique-boeuf qui se cachait sous les parasites, lesquels disparaissaient dans les poils épais de l'éléphant, lequel se mettait la tête dans un pot.

 

     Enfin, vers quatre heures du matin, frémissants d'impatience, ils osèrent mettre le nez dehors. Les derniers fêtards étaient en principe hors d'état de nuire, les balayeurs pas encore pleins de balais. On envoya le pique-boeuf en reconnaissance avec, pour consigne d'imiter le cri de la chouette en cas de danger et, nulle chouette ne se profilant à l'horizon, on mit en marche l'appareil. Celui-ci bondit comme un diable hors de sa boîte, partit machoires grandes ouvertes à l'assaut d'une multitude de crottes qu'il ingurgita comme autant de poussières, fila à la vitesse de l'éclair en direction du Luxembourg , déjouant la trompe agile de l'éléphant, la main rapide du ouistiti baladeur, les attaques en piqué du pique-boeuf et celles, en rangs serrés, des parasites, suivit les grilles du parc qui disparurent une à une dans le gargantuesque estomac, traversa la place à toute allure et vint se ficher sous la roue d'une voiture que l'objet avala dans la foulée avant d'être victime d'un éléphantesque croche- pied et de s'arrêter dans un soupir de satisfaction.

 

     Ouf ! Les pattes épongèrent les fronts tout perlés de sueur. Mais quel désastre : à la place de la voiture, il n'y avait plus qu'un trou sans fond, plus un seul pavé... Grande était la consternation. Ne leur avait-on pas dit qu'à la première bêtise, ils redeviendraient os friables et à jamais immobiles ? La foudre se dispersa sur les pauvres parasites et leurs stupides idées dont tout était visiblement la faute, jusqu'à ce qu'ils se ratatinent de honte. On daigna alors les prendre en pitié et aborder d'autres problèmes. Il fallait, en effet, faire disparaître les cadavres et regagner la maison avant les premières lueurs de l'aube. Ou faisait-on disparaître les cadavres ? Dans la Seine évidemment, dit le pique-boeuf qui avait lu tout Simenon et avait aussi aperçu le fleuve en reconnaissant les lieux à vol d'oiseau, dans un sac, ajouta le ouistiti qui était supposé avoir plus d'un tour dans le sien, avec quelques parpaings aux pieds, hasardèrent les parasites qui parlèrent tous ensemble pour donner plus de poids à leur suggestion.

 

     Et puis quoi encore ? interrompit l'éléphant, prenant une voix de baryton susceptible d'aider la raison du plus fort à triompher. Je vois d'ici comment ça va se passer. Qui va porter les dépouilles mortelles, sous le fallacieux prétexte qu'il est le plus costaud ? Ce n'est sûrement pas vous, faibles individus, sous-produits de la nature. Et vous voudriez y ajouter des parpaings ? Pourquoi pas couler du béton dans le sac, pendant que vous y êtes ?! Allez, foin de complications ! Direction, la Seine... Devant tant d'arguments, tous baissèrent les yeux et ne mouftèrent point pendant que l'éléphant chargeait d'un coup de trompe les grilles, pavés, voiture et crottes de chien. Le pique-boeuf partit en éclaireur, les parasites s'arrimèrent autour de l'encombrant fardeau et le ouistiti inquiet ferma le cortège de sa démarche sautillante.

 

     Périlleuse entreprise qui dura près d'une heure. Le pique-boeuf prit un morceau de bûche de Noël en goguette dans l'oeil et se trompa plusieurs fois de chemin. Les parasites fatigués laissèrent à plusieurs reprises tomber un pavé, soulevant les plaintes indignées du ouistiti terrorisé, ou quelques crottes de chien, suscitant les protestations du même ouistiti râleur qui renvoyait le tout d'un air dégoûté. Quant à l'éléphant, ce fut vraiment un dur labeur pour lui, obligé de se comprimer dans une porte cochère à chaque voiture qui passait, d'épouser les formes diverses et variées des panneaux le long des rues pour déjouer l'attention des rares passants amateurs d'éléphants roses. Enfin arrivés sur les quais, les vestiges de la stupidité des parasites disparurent dans un grand plouf et tout le monde se sentit mieux.

 

     Mais l'horizon voyait déjà poindre d'inquiétantes traînées claires. Il fallait se dépêcher de rentrer. Un dernier effort... Les rues résonnèrent des échos de la cavalcade mais personne n'entendit ou tout le monde rêva que le premier métro était plus tôt ce jour-là. Soudain, l'éléphant freina des quatre fers dans un affolant crissement, déversant une pluie de parasites sur le pique-boeuf épuisé qui volait de plus en plus bas, faisant s'étaler de tout son long le ouistiti distrait. Flute et bran ! On avait oublié sur les quais le maudit objet cause de tout ce remue-ménage. Rapide demi-tour, recavalcades, rêves résurgents de métro plus fréquent qu'à l'ordinaire. L'engin était bien là mais, horreur, un immonde clochard, poilu et dépenaillé, s'en était emparé et avançait tranquillement, ramassant sans fatigue les mégots un à un ...

 

     Laissez-moi faire, dit le ouistiti plein de ressources, en deux temps, trois mouvements, je m'en empare, ni vu ni connu. Laissez-le donc, laissèrent tomber les parasites avec mauvaise humeur et peu désireux de revoir l'inquiétant aspirateur entre les mains de leurs compagnons à l'imagination débordante. Le pique-boeuf, à moitié aveugle et tout essoufflé, haleta quelques borborygmes. Non, coupa péremptoirement l'éléphant. Il ne faut laisser ni trace ni témoin de cette peu glorieuse équipée. Ma sensibilité répugne à utiliser de tels procédés mais je ne vois qu'une seule solution. Ne bougez pas. L'éléphant abandonna l'assemblée qui continuait à se disputer sur le choix des moyens à employer pour suivre, sur la pointe des pieds, le vagabond qui cheminait insouciant.

 

      Celui-ci s'arrêta devant une poubelle et, tandis qu'il se penchait au dessus d'une quantité incroyable de somptueux mégots, Dunhill au tiers fumées, épais cigares à moitié dégustés, tout un reliquat de festivités laissé à l'appréciation de son oeil ébloui, l'éléphant approcha subrepticement sa trompe des cheveux dégoûtants et poussa dans l'oreille inattentive un formidable barrissement qui se propagea jusqu'à un coeur usé par tant d'années de pérégrinations solitaires et fit s'effondrer le pauvre homme, masse inerte parmi les immondices. L'éléphant remit le couvercle en guise de chrysanthèmes, ne s'attarda pas en vaines patenôtres et partit au galop que les parasites saisirent au vol, n'oubliant pas que le jour les poursuivait de ses avances bleutées.

 

     En arrivant devant la fontaine, les compères ne purent résister à l'envie de se rafraîchir un peu et se plongèrent avec délices au milieu du carrefour, restriction faite pour les parasites qui ne virent là qu'une méchante vengeance et se résignèrent à cette quarantaine momentanée en expiation de leurs fautes passées. Et, en moins de temps qu'il ne leur en fallut pour sauter sur le dos de l'éléphant, ils étaient tous à la maison, rendant son sourire à Saint-Saens qui commençait à se ronger les ongles derrière son rideau, et reprenaient leurs formes transitoires d'os en tous genres, espérant bien que le lendemain, au douzième coup de minuit...

 

      Et les passants trouvèrent, ce matin là, le jardin du Luxembourg nu et sans défenses et la fontaine de la place verte comme un vieux marais. Mais, comme ils avaient beaucoup bu la veille, la moitié d'entre eux ne remarqua rien et persuada l'autre moitié de se taire, bande de vilains poivrots. 

  

 
 
 
 

Publié dans habarizaleo

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Y
Bonjour, et merci beaucoup de votre première visite sur mon blog de photos.Je découvre ici de superbes textes, aux ambiances très imagées, j'aime ces descriptions qui plongent dans un monde avec lequel on se familiarise au cours de la lecture, une plongée dans un autre-part, parcours onirique au delà des frontières du temps et de l'espace !A bientôt et bonne fin d'année !YVES
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M
MES MEILLEURS VOEUX POUR CES FETES DE NOEL ET DU NOUVEL AN.
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C
bravo quelle imagination! ton texte est très visuel, j'ai suivi les aventures de la petite troupe dans les rues parisiennesun vrai moment de détente!bonne soirée Amarula, avec ceux que tu aimes
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